Quand j'habitais à Tahiti, je ne manquais jamais d'aller au FIFO (Festival International du Film documentaire Océanien), où l'on pouvait voir des courts métrages époustouflants en provenance de toute l'Océanie. C'est à cette occasion que j'ai découvert l'histoire des Kanaks exhibés au Jardin d'acclimatation en 1931, via un film consacré à Christian Karembeu, dont le grand-père avait fait partie des engagés officiellement partis pour montrer leur culture aux parisiens. Cette histoire m'a profondément marquée.
Pendant longtemps, je l'ai gardée dans un coin de ma tête, sans savoir comment trouver une façon de m'en emparer. Je cherchais un lien avec le présent, une histoire de non-dits, d'humiliation refoulée, de violence contenue et sédimentée, reportée sur plusieurs générations, tout en me gardant bien de porter un jugement.
L'année dernière, peut-être parce que mon compagnon avait évoqué la possibilité de candidater pour un emploi en Nouvelle-Calédonie, cette histoire a ressurgi.
Et j'ai décidé qu'il fallait peut-être tout simplement raconter l'histoire, un peu à la façon de Sweet Sixteen, c'est à dire en restant fidèle au contexte historique, aux tenants et aboutissants de cet épisode, à l'époque et ses modes de pensées, mais en y mêlant des éléments de fiction..si tant est qu'une documentation suffisante puisse exister.
Je me suis donc embarquée pour de longs mois de recherches dépassant largement la seule histoire de cette mission culturelle vendue à la centaine d'engagés.
Construction du racisme et évolution des théories entre monogénisme et polygénisme, conquêtes coloniales, zoos humains, France de l'après grande guerre, mode de pensées, courants artistiques et littéraires, architecture...mais aussi, bien sûr et surtout, l'histoire très particulière de la Nouvelle-Calédonie -longtemps présentée comme le pendant négatif de l'Eden tahitien - entre acculturation occidentale forcée et défense des cultures traditionnelles, et des impacts économiques, sociétaux, psychologiques qui ont été engendrés. Au delà de tout cela, je suis maintenant tout à fait incollable sur la culture de l' igname comme indicateur du temps social, les bambous gravés, le syncrétisme religieux ou l'échec des colons Feillet ;-)
Le roman s'appelle Des sauvages et des hommes. Publié par les éditions Casterman en avril prochain, il sera à lire à partir de 13/14 ans. Les documents d'archive que vous pourrez y trouver (coupures de journaux, contrat de louage, lettres...) sont réels.
Pascal Blanchard, historien et spécialiste de la question coloniale, nous fait l'honneur de le postfacer, via un éclairage sur les "zoos humains".
Je remercie toutes les personnes, concernées de près ou de loin par la Nouvelle Calédonie, qui l'ont déjà lu, et avant tout bien sûr, mon éditrice pour sa confiance.
Voici le premier chapitre.
(j'utilise le mot péjoratif "canaque" qui était celui qui était en vigueur à l'époque, l'orthographe "Kanak" n'ayant été rétablie que dans les années 70 sous l'impulsion de JM Djibaou.)
FÉVRIER 1930
S’il
y avait bien une chose que Georges Bartholomoy avait en horreur, c’était qu’on
le dérange pendant qu’il fumait son cigare.
Installé
dans un fauteuil aux accoudoirs patinés par des années de discussions animées,
il venait justement d’allumer un corpulent Havane. C’était une pépite réconfortante
et subtile, aux notes de caramel et de cuir, dénichée par son fournisseur de la
rue Saint-Honoré. Son seul défaut était le prix, dont il avait été contraint de
s’acquitter avec ses propres deniers, les finances de la Fédération ne
permettant plus de financer ce genre de petits plaisirs.
La
porte s’ouvrit alors que Georges Bartholomoy tirait sur la deuxième des trois
bouffées destinées à l’allumer. De surprise, il en avala la fumée et fut pris
d’une quinte de toux pour le moins désagréable. Pour tout dire, il avait la
gorge en feu. Devant
lui se tenait Maurice Seguin, ami de longue date et Secrétaire général de la
Fédération française
des anciens
coloniaux. Les yeux écarquillés,
en sueur et bras de chemise, il semblait miraculeusement délivré de cet assoupissement
corporel qui le caractérisait.
– Des Canaques ! cria Seguin en dressant au plafond un index
triomphant.
Bartholomoy
s’était levé, moins pour accueillir son ami que pour tenter de reprendre une
respiration normale. Ses yeux le piquaient, tout comme l’irritation qui lui
était montée au nez. Un cigare de ce prix !
– Eh bien, quoi, des Canaques ? toussa Bartholomoy dans un mouchoir tiré de
sa poche. Ils ne sont pas aux portes de Paris, que je sache !
Seguin
s’avança vers son ami et lui empoigna les bras.
– La voilà, la solution à nos problèmes de trésorerie.
Des Canaques ! Des Canaques à Paris !
Bartholomoy
se débarrassa de l’étreinte de Seguin pour déposer son cigare éteint dans un
cendrier en nacre, ramené du Tonkin ou de Cochinchine, il ne savait plus, avec le temps et le développement de l’empire colonial, la
Fédération était devenue un vrai cabinet de curiosités.
- Eh bien, explique toi ! C’est insupportable, à la fin.
Seguin
se dirigea dans le canapé et se laissa tomber à sa place habituelle, côté droit,
au plus loin de la cheminée (il transpirait toujours tellement
qu’il fuyait toute source de chaleur superflue).
– Bien. Tu n’es pas sans savoir que l’année prochaine
se tiendra l’Exposition coloniale,
au bois de Vincennes.
Bartholomoy ne prit même pas la peine de répondre. Evidemment.
L’Exposition coloniale de 1931
était déjà de toutes les conversations. Entièrement dédiée à la gloire de la mission
civilisatrice de la Troisième République, elle s’annonçait grandiose. L’événement
de la décennie. Deux cents colonies
y seraient représentées, du Gabon à la Guyane, en passant par le protectorat du Maroc ou
les Indes. Chacune d’entre elles occuperait un pavillon fidèle à l’architecture de son
territoire. Aux dernières nouvelles, un mini-chemin de fer et quarante-six bateaux seraient affrétés pour le plus grand
plaisir des visiteurs, sans compter les restaurants, les fêtes et les parades
dans les rues. Les Parisiens vivraient une expérience unique : faire le tour du monde
en une journée, tout en bénéficiant d’une leçon de choses et d’humanité ! Encore une preuve que les bienfaits de la
colonisation s’étendaient bien au-delà des frontières des territoires concernés.
Seguin
reprit :
– Je tiens de source sûre qu’aucun Canaque ne sera envoyé. L’édification du pavillon de
Nouvelle-Calédonie va déjà coûter plus de 375 000 francs, les conseillers
généraux de l’île ne peuvent pas débourser un centime de plus.
Il
ménagea une pause mystérieuse, qu’il employa à rouler les pointes de sa moustache
relevée aux extrémités, façon 1900.
– C’est notre chance, Georges. Profitons de ce manque
pour faire venir une troupe !
– Mais pour quoi faire ? s’esclaffa
Bartholomoy.
– Comment ça, pour quoi faire ? Pour les exposer, voyons ! Les Canaques ont toujours eu beaucoup de succès, tu sais bien.
Bartholomoy
hocha la tête. Lui-même gardait un souvenir vivide de la dernière exhibition de
Canaques, en 1889, alors qu’il avait huit ou neuf
ans. Par la suite, il avait passé plusieurs semaines à « jouer aux Canaques » avec ses frères, et tous s’étaient beaucoup
amusés à terrifier la femme de chambre, à grand renfort de grimaces et de
hurlements.
– Nous offrirons un spectacle autrement plus
passionnant que celui d’indigènes présentant benoîtement leur artisanat, poursuivit Seguin. Des Canaques ! Des Canaques assoiffés de sang !
Amusé, Bartholomoy enfonça ses pouces dans les poches de son veston.
– Des canaques
assoiffés de sang ? Tu sembles oublier
un détail. Le maréchal Lyautey l’a dit
lui-même, « aucune monstruosité indigène indigne de la
République », ne sera tolérée
dans l’enceinte de l’Exposi...
D’un
geste de la main, Seguin coupa la parole de son ami.
– Attends, je n’ai
pas terminé.
Il inclina son buste en
avant, offrant à Bartholomoy le spectacle
peu engageant de son front luisant de transpiration :
– Ecoute, car c’est là que réside toute la subtilité de la manœuvre. Pour
garder la main sur le contenu de l’exhibition, nous exposerons les Canaques en marge de l’Exposition coloniale. Au Jardin d’Acclimatation, à côté des crocodiles. Je
viens d’en obtenir la confirmation : il est possible de louer un enclos, à
un prix tout à fait raisonnable.
Seguin
se rengorgea. Bartholomoy se leva et alla se poster près de la fenêtre, ourlée
de rideaux aux motifs géométriques qu’avait choisis son épouse, toujours au fait des tendances. Elle avait un goût très sûr,
quoiqu’un peu dispendieux. Mais les deux n’allaient-ils pas de pair ?
Bartholomoy
jeta un œil distrait dans la rue. Faire venir des Canaques serait fort coûteux.
Et rien ne garantissait le retour sur investissement. Les finances de la
Fédération étaient suffisamment mauvaises pour qu’on ne monte pas de tels
projets sur un coup de tête. Or, en tant que président de la Fédération, Bartholomoy
se devait d’agir avec circonspection. Mesure. Discernement.
Dans
cette optique, il demanda :
– Et pourquoi pas des girafes ou des hyènes ? Ce
serait tout aussi exotique. Et plus raisonnable, à tout point de vue.
– Mais pour le frisson, mon ami ! Le
frisson ! s’exclama Seguin en levant les bras au ciel.
Son
œil gauche se plissa, sa voix se fit plus compacte :
– Tu sais que je suis toujours très introduit dans les
salons. J’ai appris qu’André-Paul Antoine et Robert Lugeon allaient bientôt présenter un court-métrage tourné aux
Nouvelles-Hébrides. Nouvelles Hébrides ou Nouvelle-Calédonie, pour le quidam,
c’est bonnet blanc et blanc bonnet.
– Certes.
– Le film s’intitulera « Chez les mangeurs
d’hommes ». Il promet des scènes…croquantes. Voilà de quoi relancer la mode des
océaniens ! Et préparer le terrain pour notre exhibition.
Bartholomoy
s’avança vers le canapé pour gourmander son ami.
– Voyons, Seguin, toi et moi sommes bien placés pour savoir
que, grâce aux bienfaits de notre
présence sur leurs terres, les Canaques
ont fini par se débarrasser de cette
fâcheuse manie d’anthropophagie.
Seguin
arqua un sourcil malin :
– Oui, mais le public, lui, l’ignore.
Bartholomoy
acquiesça, pensif. C’était un fait somme toute curieux : malgré leur
engagement (forcé, certes) aux côtés de la patrie pendant la Grande Guerre, on
persistait à prendre les Canaques pour les pires sauvages que la terre ait jamais portés. En vérité, on semblait même y prendre un certain
plaisir. Ou un plaisir certain.
Seguin
se leva en ahanant, avant de venir se poster en face du président.
– Le public veut du frisson, le public veut se faire
peur, le public veut voir…
Il
marqua une pause :
–…des bêtes.
Puis
il lui passa un bras autour de l’épaule, comme pour mieux l’entraîner dans ses pensées.
– Offrons-leur. Offrons-leur un voyage dans les
tréfonds de l’inhumanité. Les cannibales de Nouvelle-Calédonie. Ne vois-tu pas
la foule qui se presse contre les grilles, les épouses qui frémissent au bras
de leur mari, les enfants à qui l’on promet des crocodiles, des sauvages ET des
cornets de friandises ?
Bartholomoy
imaginait parfaitement la scène. Les indigènes pourraient
danser le pilou-pilou et dévorer
de la viande à mains nues.
– Nous pourrions faire un prix, s’emballa Seguin. Crocodiles et Canaques, 8 francs les deux visites.
Ou même un abonnement, pour venir
chaque dimanche. Je vais faire des calculs précis. Mais je suis persuadé qu’avec
un peu d’habileté, il est possible de dégager un joli bénéfice. Qui nous permettrait de rembourser nos dettes et de
financer nos prochaines actions.
Depuis le temps qu’on annonce la construction d’un orphelinat à Toulouse !
Bartholomoy
cacha son malaise en retournant chercher son cigare. L’installation de la Fédération
dans ce nouvel appartement de deux cents mètres carrés n’avait peut-être
pas été sa meilleure décision.
– Pourquoi pas, marmotta le président. C’est à
considérer.
– C’est à considérer rapidement ! Une telle
entreprise nécessite de l’anticipation. Il faut plus de deux mois pour rallier
la France depuis la Nouvelle-Calédonie. Sans compter qu’on doit obtenir l’accord
de Guyon.
À ces mots, Bartholomoy reprit une posture assurée.
Sur ce plan, ce ne serait qu’une pure formalité. Le Gouverneur de
Nouvelle-Calédonie, Joseph Guyon, était un ami. Il en ferait son affaire.
– Alors, fournis-moi des chiffres. En plus du voyage, il
faudra les loger, les habiller, les nourrir. Les ignames ne poussent pas sur le
Champ-de-Mars.
Il
attrapa une allumette dans le pyrogène en bronze, qu’il frotta contre la partie rugueuse pour
enflammer le bout de son cigare. Une
odeur réconfortante se déroula aussitôt.
Des
Canaques.
Pourquoi
pas.
Et
surtout, quoi de plus concret pour soutenir la mission civilisatrice de la
colonisation, à l’heure où certains illuminés se permettaient d’émettre des
protestations ? Montrer au peuple parisien dans quel état primitif on
avait trouvé ces populations serait bien plus efficace que la meilleure des argumentations.
Bartholomoy
tira une longue bouffée de son cigare.
Sans
compter que les Canaques seraient sûrement très heureux de venir présenter leur culture à
Paris.
Oui,
examiné sous cet angle, c’était presque une bonne action.
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