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jeudi 5 mai 2022

White-saviorism

Des sauvages et des hommes, roman Casterman, 13 ans et + 




Dernièrement, une lectrice a soulevé - et regretté - le fait que ce soit Victor, l'homme blanc, qui permette de mettre fin à l'odieuse mascarade dont les kanaks furent victimes dans cette histoire. 
Je la remercie de me permettre de réfléchir à ce sujet...d'autant qu'elle l'a fait de manière  bienveillante et pas du tout dogmatique. 
Je n'ai pas du tout la prétention d'avoir un avis intéressant/pertinent sur cette question, mais voici ce qu'elle m'inspire en toute humilité (et naïveté, sûrement), à propos, et exclusivement à propos, de mon roman. 
Tout d'abord, je comprends évidemment que l'on puisse regretter le fait que - pour faire très simple- ce soit le personnage blanc qui sauve le noir opprimé (formulé de cette façon, cela paraît très caricatural, je ne pense pas que mon roman le soit, vous pouvez le lire ^^)
Cependant, nous sommes dans le cadre d'un roman historique, une fiction inspirée de faits réels. Et, comme à chaque fois que je travaille sur une époque ou une culture particulière, ma première préoccupation est celle de la vraisemblance. Je me dois de proposer un récit, qui, même s'il est romancé, offre l'assurance que l'histoire aurait pu se passer comme telle, qu'elle est représentative d'une époque, d'une société, de modes de pensées, même regrettables. Mon but n'est pas de ré-écrire l'histoire (même si l'envie, parfois, est là !). 

Dans "Des sauvages et des hommes", on peut donc se demander s'il aurait été possible de faire en sorte que les océaniens se tirent eux-mêmes de ce traquenard. 
Personnellement, au regard des recherches que j'ai effectuées sur l'époque et cette histoire en particulier, je pense - ce qui ne veut surtout pas dire que je cautionne - que non, et ce, pour plusieurs raisons. 

*Tout d'abord, en débarquant à Paris, les océaniens étaient complètement perdus. On peine à imaginer le choc, le contraste entre les quelques kilomètres de la réserve (c'est le terme de l'époque) dans laquelle ils étaient parqués en Nouvelle-Calédonie, et les grands boulevards parisiens. Ils étaient effrayés, à tel point qu'au départ, ils avaient même peur de sortir de l'enceinte de l'enclos.

[...] L’arrivée dans la capitale avait été saluée par des hourras, qui avaient vite laissé place à des exclamations, des stupéfactions, de l’effroi. Quelle circulation ! Quelle furie de vie, de mouvement ! La chaussée était envahie par des engins roulants de toute sorte, des autocars, des vélos avec ou sans remorque, des fiacres tirés par des chevaux, des motos chevauchées par des hommes en lunettes et bonnets de cuir, des automobiles luisantes aux lignes courbes…Et que faisaient tous ces passants, à marcher si vite ? Quel étrange quotidien les pressait ainsi ?

On était frustré, on n’avait pas les mots pour décrire cet inconnu, on se sentait bête et apeuré, comment parler quand on n’avait pas les étiquettes pour désigner ? Comment s’appelait cette chose-là ? Et cette autre ? À quoi servait-elle ? Et comment ? Était-ce dangereux ?

Jean, le postier, jetait parfois des mots que ses compagnons faisaient rouler dans leur bouche comme des friandises que l’on goûte pour la première fois. Kiosque. Feu de signalisation. Volets. Patlane. Ou non, Platane, plutôt.

On se disputait les places devant les fenêtres ou sur la plateforme arrière pour ne rien rater, tandis que les chaperons tentaient tant bien que mal d’éviter que l’un ou l’autre ne tombe sur la chaussée. On était heureux d’être à l’abri de cet habitacle de tôle, tous ensemble pour affronter ce nouveau monde. C’était un peu comme les nuits de cyclone, à plusieurs on avait moins peur.[...]



Sans compter que les organisateurs avaient tout à gagner à entretenir cette peur, pour que les océaniens restent sagement parqués dans leur enclos. Car comment les présenter comme des sauvages si on les voyait déambuler dans les rues de Paris en costume européen ? 
Dès lors, vers qui se tourner pour trouver de l'aide ? Comment procéder ? 


[....]

– Bien ! Mon équipe et moi allons vous répartir dans vos baraquements. Ensuite, nous vous remettrons vos costumes, et nous vous expliquerons comment tout cela va se dérouler. Je vous rappelle tout de même la règle la plus importante : interdiction absolue de sortir de l’enceinte du Jardin. Paris regorge de dangers contre lesquels votre innocence ne vous a jamais préparée. Certains quartiers sont de vrais repaires de brigands. Ces tristes sires n’hésiteront pas une seconde à vous détrousser ou vous passer à tabac sans vous laisser la moindre chance de vous en sortir. Caïds, trafiquants, arnaqueurs, vous n’imaginez pas la vermine qui grouille dans cette ville. Il y a même des faux-hommes ! 

À ces mots, les chaperons hochèrent gravement la tête.

Edou n’était pas rassuré. Il n’avait pas pensé que Paris puisse être si dangereux. Élisée s’inquiéta. Est-ce qu’au moins, dans ce village, ils seraient protégés ?Est-ce que cette palissade était solide ? Et qu’étaient-ce donc que ces faux hommes, en premier lieu ? 

[...]

 


*Ensuite, il ne faut pas sous-estimer l'impact de dizaines d'années d'oppression coloniale sur l'image que les peuples colonisés finissaient par avoir d'eux-mêmes. Insidieusement, l'image de ces peuples et de leur capacité d'action était altérée (un peu comme dans le mécanisme de perversion narcissique, finalement). Selon plusieurs historiens -chercheurs dont j'ai pu lire les travaux, l'engouement que l'on a pu observer pour le christianisme dans les colonies procède un peu du même mécanisme : si leurs dieux n'avaient pas pu empêcher l'invasion des blancs (le malheur associé, les maladies, etc), c'est que forcément, leur dieu à eux était plus puissant...



*Enfin, et je pense qu'il s'agit de l'argument essentiel, le statut même des océaniens ne leur laissait aucune latitude d'action. Ils n'avaient pas le statut de citoyen et peu de monde - et on le voit dans le livre - se préoccupait de leur sort et de leur bien-être (sinon, en premier lieu, leur vie dans leur île aurait été différente !). On les considérait comme des sous-hommes avec, certainement, une sensibilité et des besoins moindres que les blancs. De plus, on leur avait bien fait comprendre qu'ils n'étaient rien et que la moindre velléité serait sévèrement punie. On les menaçait d'emprisonnement, de ne jamais revoir leur île, car on avait peur qu'ils conduisent une insurrection au beau milieu du Jardin d'acclimatation. Comment dans ce cas intenter une quelconque action ? 


[...]

On n’avait pas le choix. Il ne fallait pas prendre ces spectacles pour autre chose que ce qu’ils étaient. Des rôles à jouer. La FFAC leur demandait de divertir le public. Pour quelques mois seulement. Et elle les rémunérait correctement.

Si on arrêtait de travailler, on serait forcés de quitter cet endroit, qui était l’unique logement que l’on avait. Il faudrait se débrouiller. Aller à Marseille. Prendre les billets de bateau. Les payer. On n’avait pas d’argent. Et personne pour en prêter. On ne connaissait rien ni personne de ce pays si étranger, on n’était même pas des citoyens, on n’était rien.

Et puis…il y avait autre chose, qu’on ne dit qu’à demi-mot.

Si on rompait le contrat, si on revenait prématurément…Tout se saurait. Et au pays, tout le monde connaîtrait la vérité. Tout le monde saurait ce qui s’était passé, ce qu’ils avaient été obligés de faire, ce qu’ils avaient déjà fait. L’humiliation serait partagée, elle se répandrait sans qu’on puisse l’arrêter, insidieusement, dans toutes les maisons, dans tous les lits, comme la fièvre des moustiques à la saison des pluies. Tout le monde saurait que pour les blancs, où que l’on aille, on ne serait toujours que des sauvages et des idiots que l’on peut berner. Tout le monde saurait qu’on avait trahi la mémoire des ancêtres, qu’on avait laissé dévoyer leurs rites en piétinant leur sens, leur complexité.

Et qui sait ce qui pourrait se produire ensuite ? Le sang avait assez coulé.

Les Chefs n’eurent pas besoin d’en dire plus.

On n’avait pas le choix.

Tout le monde sut qu’il faudrait donc réfréner la violence, pour ne pas être expulsés, pour que personne ne sache jamais rien, et pour être au-dessus d’eux,pour ne pas leur donner raison. Pour rester dignes.

Tout le monde sut qu’il faudrait se taire en rentrant.

Personne ne parla plus de la Pancarte et du programme.

Personne n’en parla plus, et même si on s’efforça de les enterrer bien loin, sous des peintures corporelles et des rires un peu forcés, ils étaient bien là, à chaque pas de danse, à voiler les yeux et à enduire les cœurs de chagrin. 



[...]

Lui aussi avait déjà réfléchi au problème, et il n’en voyait pas l’issue. Ils ne pouvaient pas sortir dans Paris tous seuls. C’était de la folie. [...] Ils se perdraient, à coup sûr, ou se feraient arrêter par les gendarmes. Par ailleurs, la perspective de faire une mauvaise rencontre les inquiétait toujours, même si ce n’était plus forcément pour les mêmes raisons qu’au départ. Car à force de voir les Parisiens, ils avaient repris confiance : en combat singulier, ces gringalets n’avaient aucune chance. Mais les surveillants leur avaient fait comprendre que leur force physique était loin d’être une protection. Un jour, en effet, un grand gaillard venu de Lifou avait menacé :

– La prochaine fois qu’un visiteur nous jettera des cailloux, du pain ou des cacahuètes, je l’attrape par le collet et je l’intègre dans le spectacle !

Le surveillant à qui il avait adressé ces doléances le lui avait fortement déconseillé :

– Je te rappelle que vous n’êtes pas citoyens français. À la moindre bagarre, c’est vous qui serez jetés en prison. Dieu sait si vous en sortirez, et si vous reverrez un jour vos cocotiers. 

[...] 



Au final, il est clair que l'on peut déplorer que les Océaniens n'aient pas pu se sauver eux-mêmes. Mais c'est précisément (aussi) ce que ce roman raconte de cette époque, l'oppression de peuples et l'ensemble des mécanismes qui les rendaient prisonniers d'une condition dans laquelle on voulait les maintenir. On vient observer l'homme noir dans son enclos avec curiosité, amusement ou indifférence, ou pour se rassurer sur son prétendu degré de civilisation. La seule façon de faire éclater le scandale est qu'un homme blanc se montre dans la même position. C'est terrible. Et le pire, c'est que finalement, on n'a pas tellement évolué. Faudrait- il que des français, des anglais ou des allemands aillent se noyer dans la méditerranée pour que l'on réagisse vraiment ? 

1 commentaire:

Anne Loyer a dit…

J'admire ton sens de la pédagogie...